Piste noire : La platine Garrard Zero 100

Prologue

Au moment d’entamer la descente de la Symphonie Alpestre de Richard Strauss le jeune Shibata, étoile de diamant, enchaîne tout en godille les prises de carre sur la piste noire. Courbe à droite, courbe à gauche et soudain c’est la redoutable erreur de piste, hantise des skieurs et des concepteurs de platine et de bras de lecture depuis l’invention du microsillon.

Cette terrible erreur de piste découle de la conception du vinyle dont le pas est variable et où le dispositif de lecture (la cellule) voit son déplacement latéral imposé mécaniquement par le sillon lui-même (1). Ce guidage mécanique est acceptable à condition de réduire au minimum la résistance opposée par le bras qui supporte la cellule, au risque sinon de générer des distorsions et une usure prématurée du précieux vinyle.

Auf dem Gletscher (Sur le glacier)

Le moyen le plus simple – et de très loin le plus répandu – pour minimiser ces contraintes mécaniques est d’utiliser un bras pivotant dont l’axe est reporté à la périphérie du disque. Ce faisant, la cellule décrit un arc de cercle pendant la lecture. Le burin graveur ayant lui un parcours linéaire sur un rayon, on a une différence dans la position du stylet entre l’enregistrement et la lecture. On a appelé erreur de piste l’écart entre la position théorique parfaite, la tangente au sillon, et l’angle réel du stylet. Cette erreur est susceptible de générer de la distorsion. Sauf celle produite par des amplificateurs à tube, cette distorsion est honnie de l’audiophile. Bien que le sujet soit passionnant, nous ne développerons pas ici les principes géométriques qui permettent de minimiser l’erreur de piste en jouant sur trois paramètres : l’offset (orientation du stylet par rapport à l’axe point de rotation du bras/diamant), la longueur effective du bras (distance entre le stylet et l’axe de rotation) et le dépassement (overhang dans la langue d’Alastair Robertson-Aikman, la différence entre la longueur effective du bras et la distance entre les axes du bras et du disque)(2). Ce réglage est forcément un compromis selon que l’on privilégie le centre ou la périphérie du disque. Plusieurs auteurs comme Baerwald, Stevenson ou Lofgren ont laissé leur nom à différentes méthodes. Pour l’amateur, les réglages seront plus ou moins nombreux ou faciles suivant les constructeurs de bras et de tourne-disque. En général on pourra modifier la longueur effective et éventuellement l’offset, mais chez SME, on fait plutôt varier le point du montage du bras. Et chez EMT on ne réglera rien du tout.

On comprend confusément qu’en dehors des différentes optimisations, l’erreur de piste tend à diminuer avec l’augmentation de la longueur du bras. En pratique cependant l’augmentation de la masse et de l’inertie du bras limite cet allongement. On reste en général sur des bras de 9 à 10 pouces de long, sans dépasser le standard de 12 pouces qui avait été créé pour les disques de 40 cm de sauvegarde radiophonique. En général pour un bras de 9 à 10 pouces, l’erreur de piste est entre -1° et +2°. Du moins pour les plages de disque les plus utilisées car l’écart de piste augmente considérablement quand on se rapproche du centre du disque. C’est pour cela qu’on trouve couramment plusieurs centimètres inutilisés entre la fin de l’enregistrement et le sillon d’arrêt (3) .

La distorsion harmonique créée par l’erreur de piste a été théorisée dans les études  citées plus haut :

H_{d}=\frac{\omega.a.t}{\omega_{r}.r}

où ω est la vitesse angulaire de la modulation, a l’amplitude de la modulation, t l’erreur de piste, ωr la vitesse angulaire de rotation (3.46 rad/s pour un 33t) et r le rayon du sillon.

On voit donc qu’en théorie, la distorsion est proportionnelle à l’erreur de piste et inversement proportionnelle à la vitesse de rotation (donc plus élevée pour un 33t que pour un 45t) et au rayon du sillon (augmente quand on se rapproche du centre). On comprend donc tout l’intérêt des pressages audiophiles en 45t avec des plages enregistrées relativement courtes.

Vision : On prend la tangente

Pour réduire l’erreur de piste, une idée est de fixer la cellule de lecture à un bras tangentiel se déplaçant linéairement à la manière du burin graveur qui a façonné la matrice du vinyle. Nul besoin de remonter aux Sumériens et à l’invention de la roue pour comprendre que ce déplacement linéaire engendre des frottements mécaniques bien supérieurs à ceux d’un bras sur pivot. Il faudra attendre la fin des années 60 et surtout les années 70 et le développement de l’électronique pour que cette idée de bras linéaire se développe. En effet, le moyen le plus radical pour réduire les frottements dus au déplacement linéaire est d’asservir ce déplacement , c’est-à-dire de forcer avec un moteur le déplacement du bras. En pratique, un bras tangentiel est un bras pivotant relativement court (ou très court même pour ceux dont le chariot est au-dessus du disque) dont le pivot est placé sur un chariot mécanisé. C’est donc la rotation du bras qui va commander le déplacement du chariot porteur du bras. Suivant la précision du dispositif qui va détecter ces petites rotations du bras – couramment un détecteur optoélectronique ou des micro-switch (Rabco ST-8) – l’erreur de piste va être réduite à quelques dixièmes de degré d’angle. En comparaison avec l’erreur de piste d’un bras pivotant qui peut être nulle mais présente des pics, on a avec un bras tangentiel une erreur de piste moyenne régulièrement répartie sur l’ensemble de la plage de lecture du disque. Pour diminuer cette erreur on pourrait améliorer la sensibilité de la détection, par exemple on reportant l’optoélectronique de détection au bout d’un long porte-à-faux en arrière du pivot. Mais on se heurte aux mêmes contraintes d’encombrement et de masse que pour un bras pivotant très long.

Au mitant des années 70, on a eu quelques belles réalisations de bras tangentiels notamment les Beogram 4000 et Revox 790 avant que l’industrie japonaise ne les démocratise vraiment, mais en général plus pour réduire l’encombrement que l’erreur de piste .

Avant de clore ce chapitre sur le bras tangentiel mentionnons brièvement deux avatars de ce principe. Il y eut quelques tentatives de bras asservis mécaniquement tel le Rabco ST4. Cet engin mériterait son propre TTaward dans un article à paraitre. Autre TTaward en puissance, les bras sur coussin d’air tel le bien nommé Air Tangent. L’idée est de réduire suffisamment la friction du déplacement linéaire pour avoir comme sur un bras pivotant un pilotage passif (4).

La Garrard Zero 100 dans toute sa splendeur

Nebel steigen auf : Les zéros sont fatigués

Ce qui nous amène tout naturellement à l’objet de cet article. Comment combiner la simplicité du bras pivotant et le lissage de l’erreur de piste proposé par le bras tangentiel ? En faisant varier l’offset du porte cellule en fonction du déplacement angulaire du bras. Si il ne fut pas le premier ni le seul tourne-disque proposant un tel bras (5), la Garrard Zero 100 est la seule réussite commerciale de ces bras dit « à parallélogramme ». Partant d’un bras pivotant standard, Garrard ajoute toute une tringlerie destinée à contrôler l’orientation du porte cellule. L’analyse géométrique de l’objet se complique sérieusement puisque en rajoutant un pivot entre l’axe du bras et le stylet, on fait varier simultanément la longueur effective du bras avec l’offset. « WTF » s’exclamerait un élève du secondaire devant cette complexité mathématique. Notre ami Archibald, vitupérerait plutôt dans son langage imagé : « Espèce de Conchoïde » (6). L’erreur de piste n’est pas totalement annulée mais elle est diminuée pour la ramener à moins de 0.5°.

Les bras classiques n’ont que le pivot (A). Garrard en rajoute trois autres.

Pour le reste il s’agit d’une platine assez ordinaire – comprendre bas de gamme – dans la lignée des SP25 : entrainement par galet, automatisme et surtout changeur de disque. Cette dernière fonctionnalité qui consiste, pour ceux qui n’ont pas utilisé de vinyle dans les années 60, à poser une pile de disques sur l’axe pour avoir une lecture séquentielle des faces ne manque pas de surprendre. Garrard fait le grand écart entre l’usine à gaz pour minimiser l’erreur d’angle de piste latéral sans se préoccuper de l’angle de piste vertical qui varie au fur et à mesure que les disques s’empilent sur le plateau. Sans doute conscient de l’incohérence Garrard propose donc aussi la Zero 100 « S » (sport ? super ? simplifié ?) qui omet la fonction changeur de disques. Quelques années plus tard la platine évoluera en version B (Zero 100 B et SB) quand l’entrainement sera remplacé par une courroie plus moderne que le galet.

Tout cela pourrait faire croire que le défi technologique était trop grand pour Garrard. C’est oublier un peu vite le degré de sophistication atteint par l’industrie manufacturière britannique au début des années 70. Par exemple dans un autre domaine, le constructeur automobile Jaguar avait même imaginé un dispositif de sécurité innovant permettant au véhicule de s’immobiliser dans une mare d’huile après 100 km pour éviter que le circuit électrique défectueux ne risque de mettre le feu à la voiture en allant plus loin (7). Bref dans ces conditions, on imagine bien que la qualité de réalisation mécanique de bras de la Garrard Zero100 avec ses multiples pivots lui fait abandonner toute idée de la moindre rigidité sans même parler du niveau de friction et de fiabilité.

Imaginer un dispositif compliqué pour résoudre un problème assez relatif (8), ne pas se confronter à sa capacité de réalisation tout en mettant au second plan les problèmes réels,  ne sont-ce pas là toutes les qualités d’un TTaward ? Pas qu’un peu mon neveu dirait Lampion, et accordé avec les honneurs.

Une vue éclatée du bras Garrard Zero 100

Pour aller plus loin : Le seul texte indispensable sur l’erreur de piste est le livre écrit par Graeme Dennes qui compile les différents  articles (Lofgren, Baerwald..). On le trouve facilement sur la toile.

(1) en dehors de la quasi arlésienne de la lecture optique, Finial d’abord puis ELP, cette dernière, que nous n’avons pas écoutée, ayant des critiques pour le moins mitigées.

(2) Allez si faisons-le, c’est de la géométrie de base. L’erreur de piste t est :

t=\theta+cos^{-1}(\frac{r^{2}+l_{e}^{2}-l_{m}^{2}}{2r.l_{e}})- \frac{\pi}{2}

θ est l’offset, le  la longueur effective, lm  la distance de montage et r le  rayon du disque. Ça se programme sur Excel en 2mn

(3) Le centre du disque présente de plus une résolution théorique plus faible en raison de la vitesse de lecture linéaire qui diminue proportionnellement au rayon du sillon.

(4) qui n’annule pas totalement l’erreur de piste. On entre avec ces bras sur coussin d’air dans toute une nouvelle liste de problèmes à optimiser : rigidité/épaisseur du coussin/ pression d’air, nécessité d’un compresseur, inertie différente selon les axes, gestion de la connectique….

(5) Les constructeurs britanniques ayant particulièrement œuvré dans ce domaine avec les bras B.J. et Bowen. Leurs ventes sont cependant restées confidentielles, de l’ordre de quelques dizaines d’unités.

 

(6) Un point bonus à ceux qui auront suivi jusque-là.

(7) Les constructeurs de moto de même origine ont eux aussi fait preuve de créativité dans ces domaines. Créativité malheureusement incomprise qui amènera à leur faillite totale face à l’industrie japonaise qui se contentait de faire des produits performants et fiables. En conséquence, l’industrie motocycliste britannique a connu un sort assez similaire à celui de la hifi face à la concurrence nippone.

(8) Il faut en effet rapporter l’ordre de grandeur de l’erreur de piste à la précision du montage du stylet par le fabricant de cellules et la précision de l’installation par l’utilisateur.

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