Altec 606 : Elle vous en bouche un coin, et même deux

C’est peu dire que l’objet que nous remontons de la cave de Moulinsart aujourd’hui est exceptionnel. Exceptionnel par sa taille, sa rareté et surtout son âge. Cet âge vénérable, plus de 70 ans, mérite bien que l’on aborde le sujet par un aperçu historique. La stéréophonie qui arrive sur le marché en 1958, n’est pas précédée par la monophonie. Tout comme l’expression « vélo musculaire » ne remplace le vélo qu’à l’avènement du vélo à assistance électrique, avant la stéréophonie, il n’y avait que la haute-fidélité. Mais les préoccupations des audiophiles étaient déjà les mêmes que de nos jours : réduction de la distorsion et du bruit, justesse des timbres, respect de la dynamique et étendue de la bande passante…

Tout cela dans un contexte où les technologies et les matériaux n’avaient rien à voir avec ce que l’on connait aujourd’hui. En particulier, la faible puissance des amplificateurs à tube de l’époque entrainait une recherche du rendement maximum.
Pour les hauts médium et les aigus, on réglera le problème par l’adoption quasi universelle de la chambre de compression et du pavillon. C’est plus compliqué pour les graves dont la longueur d’onde nécessite des pavillons très encombrants.
Pour améliorer le rendement, la première nécessité est d’avoir une enceinte de fort volume. On améliorera encore la sensibilité de l’enceinte en ne dissipant pas la puissance émise dans toutes les directions, mais en se concentrant vers l’auditeur. Pour les fréquences basses qui tendent à devenir omnidirectionnelles quand la fréquence diminue, on va recourir à l’astuce de placement. Déjà, si on se place contre un mur (1), l’émission ne se fera que sur une demi sphère, ce qui multiplie par deux le rendement. C’est ce qu’on trouvera sur quelques enceintes grand public, par exemple les Linn Sara ou dans les montages soffit (2) des studios.

Si on dispose de deux parois, c’est encore mieux puisque le rayonnement ne se fera que sur un quart de sphère, soit une efficacité quadruplée par rapport à une installation libre. L’enceinte Allison One par exemple tendra vers cette disposition en mettant ses deux boomers dans le bas d’une enceinte à coller contre un mur pour bénéficier du dièdre formé par le mur de face et du plancher de l’auditorium. Mais la disposition qui fut le plus communément adoptée pour une émission en quart de sphère est celle de l’enceinte d’encoignure (3).

La chaine compacte telle qu’imaginée dans les années 50.

Les années 50 virent fleurir nombre d’enceintes destinées à être positionnées dans un coin de pièce. Les plus emblématiques sont bien sûr les JBL Hartsfield, ElectroVoice Patrician ou Altec 820. On est avec ces enceintes dans la démesure pour avoir une bonne extension dans les basses : pavillon replié pour bénéficier du dièdre des murs pour JBL, woofer de 76 cm pour EV et deux 38 cm dans une amorce de pavillon exponentiel pour Altec (4). Pour rester plus raisonnable, on descendra donc un peu en gamme.
Chez Altec, juste en dessous de la 820, on a le modèle 606 qui nous intéresse aujourd’hui. Vu par l’audiophile d’aujourd’hui, le terme « plus raisonnable » est à relativiser. On a affaire à un énorme meuble en acajou, dont la façade carrée fait presque un mètre de côté, et dont la profondeur fait 60 cm.
Suivant le budget de l’acheteur, l’enceinte 606 pouvait accueillir différents haut-parleurs, depuis le petit 412a, un 30 cm à membrane bicône (biflex en langage Altec) jusqu’au 604-8 duplex dont nous avons déjà parlé. Le prix passe de 200 $ à 330 $ (5).

JBL Hartsfield

La Jazz Inc. est un vendeur japonnais spécialisé dans la haute fidélité « classique », essentiellement américaine. L’es restaurations sont magnifiques et les prix stratosphériques. Mais une petit tour sur leur site est un plaisir pour les yeux.

Altec Lansing 820

ElectrVoice Patrician

Mais avant de poursuivre dans la découverte et l’écoute de la 606, finissons-en avec l’histoire.

L’arrivée de la stéréophonie en 1958 porta un coup fatal aux enceintes d’encoignure. L’audiophile aguerri pouvait évidemment commander une autre enceinte pour compléter son installation existante. Au cas où un modèle strictement identique n’était plus disponible au catalogue, on a vu que les amplificateurs de l’époque disposaient de nombreux réglages (mode, balance, réglage de tonalité par canal) pour compenser des enceintes différentes. Mais que ce soit pour l’audiophile disposant déjà d’un système que pour le nouvel acquéreur, l’enceinte d’encoignure présente de quelques défauts.

D’abord installer chez soi non plus une (très) grosse enceinte mais deux, commence à poser de sérieux problèmes d’encombrement. Si l’audiophile a réussi à passer cette étape, il lui faudra en plus trouver deux coins libres dans son salon, précisément face à une zone d’écoute, le « sweet spot » qui s’est considérablement réduite. La disposition en triangle isocèle entraine une perspective sonore sensiblement trop large par rapport à l’idéal théorique du triangle équilatéral favorisé en stéréophonie (6). Si on en était resté là, la haute fidélité en stéréo n’aurait pas eu le succès que l’on connait. Heureusement, les avancées technologiques telles que la suspension acoustique d’Acoustic Research et la puissance apportée par les amplificateurs transistorisés vont permettre de réduire fortement l’encombrement des enceintes et de rendre la stéréophonie plus acceptable pour une écoute domestique, rendant obsolètes les grosses enceintes d’encoignure.

Passons au travaux pratiques.

C’est avec une certaine émotion que nous avons exhumé une paire de 606 de la cave. L’état des lieux initial est plutôt positif pour ce qui est du fonctionnement des enceintes. Les deux 604C et les filtres sont en parfait état, tout comme le magnifique tissu des grilles. Pour ce qui est du coffret en lui-même, il a quand même un peu souffert des affres du temps et du long stockage à la cave. Rien de bien grave cependant, en tout cas rien qui ne dépasse les compétences des ébénistes chargés du mobilier du château.

L’envers du décor est parfois moins reluisant.

Bref, après une longue attente due au travail minutieux de ces talentueux artisans, nos 606 sont revenues comme neuves, prêtes à agrémenter la salle du bal de Moulinsart. Mais avant cela, nous allons les essayer dans le petit salon d’écoute.

La construction des 606 est assez basique. On a affaire à un gros prisme triangulaire en contreplaqué de deux centimètres d’épaisseur dont les faces latérales sont rigidifiées par des tasseaux. Probablement pour alléger quelque peu l’apparence de l’objet, le baffle est encadré de deux pan coupés. La charge est de type bass-reflex avec un grand évent rectangulaire sous le haut-parleur. La boite est faiblement amortie par de la laine de verre appliquée sur le fond et sur les pans coupés latéraux. De plus, le volume intérieur est coupé en deux par un triangle de laine de verre qui joint le bas du baffle au haut des deux faces latérales.
Toute cette construction assez grossière, voire frustre, est cependant rehaussée par un très beau placage en acajou de la face avant et du dessus. Une fois mise dans un coin, les parois latérales ne sont plus visibles et on a un beau meuble d’apparence classique. Pour une écoute véritablement audiophile, on pourra mettre dessus un joli vase, à condition évidemment de le poser sur un napperon bleu (spéciale dédicace à feu Peter Belt)!
Avant l’installation définitive dans la salle de bal, nous allons procéder à des tests dans l’environnement familier du petit salon.
Dans un premier temps, les 606 sont posés traditionnellement face à la zone d’écoute.

On va bien la forme particulière d’une enceinte d’encoignure.

La première impression est surprenante. L’écoute est sèche, comme dégraissée et l’impression de dynamique est accentuée. On se surprend à manipuler fréquemment le potentiomètre de volume entre deux disques et même quelquefois entre deux morceaux du même disque. Si on écoute la télévision ou YouTube, on connait cette tendance au relèvement du niveau sonore dans les publicités. Sensible avec n’importe quelles enceintes, ces écarts de niveau sont presque insupportables avec les Altec. La perspective sonore est large et le positionnement des instruments très précis. Les voix sont par contre en retrait et donnent l’impression d’être reculées dans la perspective sonore.

Tous ces indices semblent indiquer un niveau de coloration particulièrement élevé dans les médiums.

Autre point psychologiquement étonnant : l’absence d’extrême-grave. Ce trouble provient de l’écart entre l’attente liée au 38 cm chargé dans un grand volume et le résultat final. À l’écoute de Craddle to the Grave par exemple, on perd totalement les fondamentales et l’impact tellurique que donnent des enceintes full range plus modernes. Par contre sur des enregistrements moins extrêmes, le grave est présent et même s’il est atténué, il est très tendu et agréable.

Le positionnement en coin

Nous avons ensuite positionné les Altec dans deux coins, comme prévu par leur concepteur.

Sans ressusciter pour autant l’extrême grave, le grave devient un peu plus présent (7). Par contre, la perspective sonore devient trop large et le centre, déjà en arrière, recule encore. Par ailleurs, il me semble que cette configuration crée en plus quelques résonances dans le médium peut-être dues aux panneaux latéraux et au faible espace qui les séparent du mur (8).

De face, la qualité d’ébénisterie est remarquable. Il vaut mieux par contre ne pas regarder derrière…

 

À lire ces lignes, d’aucuns penseront que les Altec 606 sont de mauvaises enceintes. On ne leur donnera pas tort. Qu’elles soient colorées ne fait pas de doutes. Que ce soit de la haute-fidélité au sens d’une reproduction la plus fidèle ? Certainement pas.
Mais que leur audition soit captivante de bout en bout ? Absolument. On a une impression différente d’enceinte plus traditionnelle (lire de conception récente), une sensation de musique live même sur des enregistrements de studio. Les voix en retrait donnent juste quelquefois le sentiment que ce live est dans la pièce d’à côté et qu’on l’espionne au travers d’une porte ouverte (9).

Cette disposition est finalement la meilleure.

Finalement nous revenons à une disposition plus classique, mais cette fois, en étant plus attentif au positionnement. Les 606 sont placées au plus près du mur et tournées vers l’auditeur. C’est le meilleur compromis et l’image centrale se rapproche sensiblement. Associées à des sources et amplifications modernes, on est même assez bluffé du résultat obtenu par ces enceintes du début des années 50. Pour faire une analogie avec le cinéma (approprié pour des Altec !), les 606 sont comme un bon film. On est peut-être plus proche de la fiction que du documentaire, mais on est captivé du début à la fin. Et combien de documentaires sont parfois un peu ennuyeux…

Bref, cette expérience des Altec 606 est passionnante et en aucun cas décevante. Faut-il que cet expérience devienne une habitude ? Ce sera à chacun d’y répondre.

(1) Qui, dans le modèle théorique, est bien entendu de dimension et de rigidité infinies.

(2) Ce type de montage où les enceintes sont montées à fleur de mur présente d’autres avantages dont le développement nous éloignera trop de notre sujet. Surtout que d’un point de vue d’usage domestique, c’est en général difficile à mettre en œuvre, sauf bien sûr si vos voisins de l’autre coté du mur mitoyen sont suffisamment compréhensifs pour avoir volume de deux ATC SCM300 dans leur pièce.

(3) On trouvera sur le site de Dominique Pétoin, un intéressant tableau qui illustre bien à la fois la taille considérable d’ouverture de bouche d’un pavillon pour reproduire les fréquences basses, mais également qu’à chaque adjonction de paroi on double le rendement (et donc que l’on divise par deux l’ouverture de bouche). Tout cela est très théorique puisque les parois ne sont pas infinies et que la taille des haut-parleurs/enceintes ne permet pas de les placer exactement dans les angles des plans.

(4) Si on reste sur les belles américaines, mention honorable également pour une autre pionnière, la Klipshorn, toujours produite. De taille légèrement plus raisonnable, ses composants la rendent sensiblement plus « bas de gamme » que les modèles déjà cités.

(5) Pour comparaison, la 820 était proposée au prix de 550 $.

(6) On a vu dans notre essai du Fisher X202 que celui-ci dispose d’un réglage de « stereo dimension » pour contrer cet effet.

(7) Précisons que toutes les écoutes ont été faites avec le réglage d’aigu sur − 4 dB. Profitons pour dire aussi qu’avec une électronique moderne, transistorisée ou à tubes dont le transformateur n’a pas d’enroulement 16 Ω, l’effet castrateur des 16 Ω dilue quelque peu le haut rendement attendu de ces enceintes.

(8) Vu la taille des parois, les tasseaux qui les raidissent sont insuffisants. D’où les entretoises qu’on trouve dans certaines enceintes ou les parois sablées qu’on trouve sur les Wharfedale et les réalisations style Onken. Par ailleurs, on ne peut pas coller parfaitement les enceintes aux murs (à cause des plinthes et des câbles) et nous n’avons pas fait l’expérience de mettre une fine couche de matériau amortissant dans cet espace.

Grâce à Altec, la satisfaction est garantie !

(9) L’excitation du voyeur qui sommeille en nous renforce peut être même notre curiosité auditive.

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