Pour l’honneur de la (double) couronne

content.rolex.comUne rumeur court les couloirs de la rédaction de tryphonblog. Tryphon s’apprêterait à décerner des moustaches à un lecteur de disque compact.
« C’est une idée vraiment stupide » diront les Dupont lecteurs de Tryphonblog en découvrant cette rumeur.
« Je dirais même plus, c’est vraiment une idée stupide » ajouteront les Dupond lecteurs non moins assidus du même blog.

Une enquête approfondie s’impose donc pour découvrir si un lecteur CD peut mériter une récompense aussi prestigieuse que les Moustaches de Pleksy-Gladz.  Cette enquête débute par une brève explication de la technologie numérique.

Le Principe de Codage de la Musique dit PCM (pulse-code modulation) est bien connu et est relativement simple : pour évaluer un signal, par exemple un signal musical sous la forme de tension électrique, on mesure à intervalles réguliers la valeur de la tension. La fidélité de la représentation numérique dépend alors de la fréquence de la prise de mesure (fréquence d’échantillonnage) et de la précision de la mesure de tension.  De la fréquence d’échantillonnage dépend l’extension de la courbe de réponse et du nombre de valeurs possibles de la mesure de tension – exprimé généralement en bit – le rapport signal sur bruit.

La conversion numérique analogique pour reconstruire la courbe semble tout aussi simple. Il suffit d’utiliser les différents bits du mot numérique comme autant d’interrupteur pour des sources de tension qui seront cumulées.  Le signal reconstruit au-delà de la moitié de la fréquence d’échantillonnage sera largement filtré car ne contenant que du bruit.

Selon la logique de l’arithmétique binaire, on comprend que la fidélité de la conversion sera liée au fait que chacune des sources de tension soit très précisément le double de la tension de la source représentant le bit immédiatement inférieur.  On utilise pour réaliser ces sources de tension des ponts diviseurs de tension à base de résistances. De l’étalonnage précis de ces résistances dépend la monotonicité du DAC. Atteindre une telle précision dans ce domaine est très compliqué et très couteux. En effet, il faut régler sur chaque microprocesseur les minuscules potentiomètres correspondant à chacun des bits avec un tout petit tournevis. Paradoxalement, cette précision est d’autant plus importante pour la tension la plus élevée représentant le bit de poids fort (MSB  – most significant bit) car c’est ce MSB qui représente le signe du signal et est donc très sollicité sur les tout petits signaux. On doit atteindre, dans le cas du 16 bits, pour la tension du MSB une précision supérieure à la valeur du bit de poids le plus faible (LSB – less significant bit) c’est à dire 1/32268e, soit environ  0.002%.

Le schéma de principe d'un convertisseur à

Le schéma de principe d’un convertisseur à « échelle » de résistance R-2R.

Au lancement du disque compact en 1982, Philips est peu confiant dans ses capacités à produire des processeurs fidèles sur 16 bits et son premier processeur le TDA 1540 ne fait que 14 bits.  Ce faisant on détend d’un facteur quatre la précision demandée au réglage des valeurs de tension. Mais comme on l’a vu cela se fait au détriment du rapport signal sur bruit qui perd 12 dB.  Philips va alors imaginer une technique très astucieuse  pour regagner les deux bits perdus dans le processeur : l’oversampling et le noise shaping.  Le principe de l’oversampling  est simple on multiplie par quatre le nombre d’échantillons et on en profite pour augmenter la profondeur à 28 bits.  Ensuite avant la phase de conversion proprement dite on va tronquer les échantillons à 14 bits. Mais la partie tronquée (les deux bits d’erreur) va être additionnée à l’échantillon suivant.  Ce faisant, le bruit est reporté sur les fréquences non audibles et on retrouve le rapport signal sur bruit de 96 dB sur la bande 0-22kHz (1).

Cool.

Et efficace. Les lecteurs Philips (et Marantz, Meridian…basés sur les machines Philips) sont unanimement jugés auditivement supérieurs aux modèles essentiellement japonais issus de l’autre promoteur du CD, Sony. Mais la vérité de l’oreille n’est pas celle du marketing et les marques japonaises jouent du « plus y en a mieux c’est» et font valoir que leurs DAC 16 bits sont supérieurs au 14 bits de Philips.

La chaîne de réglage des TDA1541 à plein régime à la fin des annèes 1980.

La chaîne de réglage des TDA1541 à plein régime à la fin des années 1980.

Philips cherche la meilleure méthode pour effectuer les fameux réglages sur la chaîne de production des microprocesseurs. Après avoir essayé les enfants – peu compatible avec le durcissement des lois réprimant le travail des enfants – et les gremlins, qui sont trop irritables sous le climat humide des Pays-Bas, la direction de Philips trouve enfin la solution. Les horlogers suisses, englués dans le chômage dû à  la crise de la  montre à quartz, et les diamantaires d’Anvers qui eux aussi subissent la crise fournissent une main d’œuvre abondante et surtout qualifiée. Au point qu’en 1985, Philips décide de mettre en production le DAC TDA1541 qui est lui un vrai seize bits. Les patrons de la production ne tardent pas à réaliser que certains de leur employés, en particulier ceux qui travaillaient auparavant auprès des manufactures suisses les plus prestigieuses, sont plus précis dans les réglages et que leurs DAC sont plus linéaires. Ces DAC seront identifiés par une référence TDA 1541A S1 et une petite couronne en hommage à Rolex. Les mieux réglés, la crème de la crème, auront même droit au suffixe S2 et à une double couronne.

Les trois versions du TDA1541.

Les trois versions du TDA1541.

Mais dans tous les cas, ce procédé reste coûteux. Alors que le CD supplante le disque vinyle vers la fin des années 80, les usages en sont de plus en plus nombreux et ces microprocesseurs hors de prix sont peu adaptés aux lecteurs de CD portables et aux autoradios.

Les ingénieurs de Philips ont alors une idée géniale.  Pourquoi  ne pas reprendre,  en la poussant à l’extrême, l’astuce utilisée  pour faire travailler en 16 bits un DAC 14 bits.  Avec un oversampling massif, il suffit d’un DAC 1 bits. C’est la technique dite bitstream ΔΣ. Comme il n’y a qu’une source de tension, il n’y a plus de problème pour obtenir  une bonne monotonicité et la fabrication des microprocesseurs DAC est beaucoup plus économique.

Initialement, les ingénieurs de Philips restent persuadés de la supériorité musicale du procédé multibit et pensent réserver le bitstream aux lecteurs portables et à l’entrée de gamme. C’était sans compter sur l’avidité du grand capital. Les administrateurs de la multinationale néerlandaise décident de basculer entièrement sur le procédé bitstream et procèdent au licenciement des milliers de travailleurs en charge du réglage des DAC multibits, pour le plus grand malheur des audiophiles et le plus grand bonheur des actionnaires et des amateurs d’horlogerie. En effet, nombre des anciens horlogers licenciés de Philips retournèrent à leur premier métier et participèrent à la relance de l’horlogerie helvétique.

Cela sonnera le glas de la conversion multibit (2) et avec elle de quelques appareils mythiques parmi lesquels les Luxman DX500, Marantz CD-99SE limited, Philips LHH-2000 et Studer A730.

Derrière le discours marketing sur la supériorité de la conversion single-bit,  ils sont quelques-uns à regretter le procédé de conversion R-2R. Parmi eux un ingénieur audiophile de Philips, Ken Ishiwata, en charge des projets haut de gamme dans la filiale japonaise de Philips, Marantz.

C’est en 1996 lors d’un voyage à la maison mère à Eindhoven que la chance va lui sourire.  Alors qu’après une dure journée de travail il discute avec Piet Kramer de l’influence comparée du saké et de l’oud jenever dans le processus créatif des appareils audiophiles, Piet se souvient qu’il doit avoir dans les caves de l’immeuble une réserve des meilleurs crus de chez Van Wees. Alors que Piet et Ken parcourent les caves à la recherche des bouteilles, ils découvrent une simple caisse en carton simplement ornée de deux couronnes.  Initialement déçus de ne pas trouver les bouteilles recherchées, ils réalisent que la caisse contient quelque chose d’infiniment plus rare : 2000 TDA1541A S2 double crown flambants neufs.

Dès le lendemain, Ken Ishiwata imagine de réaliser une série – forcément limitée – d’un lecteur multibit ultime. Les 2000 DAC permettront d’en réaliser 750, chacun utilisant deux TDA1541 en mode différentiel, 500 microprocesseurs étant gardés en réserve pour le SAV. Ce sera la Marantz CD-7.

Marantz-CD7-reviewHélas, si les TDA1541 sont bien là, ce n’est pas le cas de son acolyte le SAA7220 en charge de l’oversampling et du filtrage numérique. Qu’à cela ne tienne, la technique a évolué. Deux processeurs Motorola 56000 sont utilisés pour émuler par programmation le fonctionnement du SAA7220. Ken en profite pour rajouter plusieurs autres algorithmes  de filtrage numérique. Ce DSP programmable permet même d’avoir plusieurs entrées et le CD-7 peut être utilisé comme DAC jusqu’à 20bits/48kHz.

Pour la partie drive, la situation n’est pas meilleure. Les mécaniques CDM 1 à bras galvanométrique ne sont évidemment plus disponibles.  La mort dans l’âme, Ishiwata devra se contenter d’une mécanique de CD-Rom à bras linéaire. Ce sera cependant une version métal particulière de la CDM12, la CDM12.3  qui sera retenue.

Le reste de la réalisation fait appel aux meilleures recettes audiophiles des versions KI, signature, SE, KI signature,  limited, SE limited, KI limited et KI signature limited SE (mais où vont ils trouver leur nom ?) de Marantz : Blindage intégral en cuivre des différents modules, amplificateur HDAM (14 au total)…

HDAM et cuivre, c'est du Marantz

HDAM et cuivre, c’est du Marantz

Le résultat est exceptionnel visuellement et surtout auditivement.

Le CD-7 n’est donc pas qu’un vulgaire lecteur de CD. C’est un exemple d’un appareil sachant marier le meilleur du passé et les techniques les plus modernes.  C’est aussi le témoignage de la volonté d’un homme, Ken Ishiwata ,  à montrer ce que la technique peut offrir de meilleur au mépris des modes et des arguments marketing. À ce titre il mérite largement une belle paire de moustaches (3).

Le CD-7 ne marque pas seulement la fin de la technologie multibit, mais en quelque sorte la fin des lecteurs CD tout court. Avant même la musique dématérialisée, le début des années marque la fin des lecteurs CD au profit des lecteurs combinés CD, DVD, SACD (4)

Alors terminée la conversion multibit ? Presque totalement. Presque car au Japon, la firme Zanden sort au compte-goutte le convertisseur 5000 Signature basé comme il se doit sur le TDA1541 double crown. Son prix de 10000$ aide à maintenir la demande au niveau de la disponibilité des convertisseurs…

Le DAC Zanden 5000 signature

Le DAC Zanden 5000 signature

Pour aller plus loin : Le site Dutchaudioclassics est une mine d’information sur la technologie des CD et sa mise en œuvre par Philips.

(1) En fait Philips obtient 97dB, comme expliqué dans ce papier.

(2) On est revenu sur certains DAC haut de gamme actuels à des techniques hybrides avec une résolution du DAC proprement dit entre 5 et 8 bits plus noise shaping pour atteindre la résolution nominale de 24 ou 32 bits. C’est le cas notamment sur les DAC PCM 1792/1794.

(3) Il rentre même dans le cadre des dispenses accordées par la règle audiophile n°2bis !

(4) Le SACD en introduisant le format DSD participe à la mort du multibit. Le  DSD est essentiellement une technique Delta-Sigma  depuis  la  conversion analogique numérique initiale jusqu’à la conversion numérique–analogique finale.

En tant que Dac audio, le TDA1541 n’est pas le dernier microprocesseur multibit.  Présenté peu de temps après la sortie du CD-7, le Burr-Brown PCM1704 est également un DAC réputé. 13 ans après le TDA1541, la technique a évolué et le PCM1704 supporte le format 24bits/96 kHz. Toujours disponible – avec la réserve « non recommandé pour les nouveaux designs » sur la fiche technique –  son prix illustre bien la différence de coût de production des DAC multibits par rapport aux Delta-Sigma : 90$ l’unité contre 10$ pour le haut de gamme de Texas Instrument qui lui succède le PCM1792.

2 réflexions sur “Pour l’honneur de la (double) couronne

  1. Je me permet d’ajouter un message personnel de René qui apporte quelques éclairages sur ces histoires:

    Dear Tryphon,

    I was suspecting a little satire in the story, but was hoping for some truth in it! Thanks for your explanation on your blog! The irony however, in a lot of stories about Ken Ishiwata is that a lot of his « supposed designing » was done by a team of developers that Philips inherited from the Standard Radio Corporation who later changed their name in Marantz. In one story that I got from first hand is that while tweaking on a Philips LHH1001/1002 combo (at the English headquarters of Marantz), an engineer from Japan (who was flown in) was doing the soldering and tweaks for Ken Ishiwata San.

    Norinaga Nakazawa-san | The name doesn’t ring a bell? – That’s good, until recently engineers working for large concerns were nameless, teamwork was all that mattered. Exceptions to this rule – see, recently deceased, Mr. Ken Ishiwata, representing the Marantz brand – were just exceptions, nothing more. Anyway, they seem to have been created for us, Westerners, for whom individualism is the supreme value.

    Read this story; http://www.soulnoteglobal.net/en/wshownews.asp?id=54 and ask yourself why was this gifted designer (design team) left out of all the official history talk by Marantz. The complete design team left Marantz in 2004, considered a shameless act in Japan, and still nowadays! I hope that one time the Marantz vaults/archives will be opened about this really great period in Philips/Marantz history (1982-2004).

    P.S. The top player made by Soul Note, the SC710B CD Player , or the late SA-10 by Marantz are the true ‘heirs to the throne’. You will forget about the CD-7 ever existed!

    Cordialement,

    René

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