Une affaire de câbles

L’article sur les enceintes Pearl & Oakley a relancé bien involontairement une polémique aussi vieille que la haute-fidélité : les appareils audio ont-ils un son « national » ? Sont-ils plus ou moins adaptés à un type de musique particulier ? On se souvient par exemple qu’à une époque les studios avaient tendance à utiliser des JBL 4343 ou 4350 pour réaliser les disques pop-rock alors que pour la musique classique on privilégiait plutôt les enceintes anglaises type B&W 801. Ou encore que les enceintes japonaises étaient supposées avoir un son particulier et inadapté aux oreilles occidentales et qu’il a fallu attendre l’arrivée de la Yamaha NS-1000 pour que cette réputation disparaisse ou au moins s’atténue.

Loin de nous l’idée de relancer plus avant ce débat, mais nous allons saisir cette opportunité pour regarder d’un peu plus près la scène hifi asiatique.  Et puisqu’on parle de scène, quelle meilleure approche pour ce faire que l’analyse de la mythique scène du magasin de hifi du film Infernal Affairs d’Andrew Lau ?

Cette séquence marque un des tournants du film. En effet, il s’agit de la première rencontre entre les deux principaux protagonistes , Andy Lau – dont le personnage Lau King-min est un inspecteur qui est en fait une taupe d’un gang maffieux dans la police – et  Tony Leung qui joue Chang Wing-yan un membre du gang qui est en fait un policier infiltré (ça va tout le monde suit ?). Mais revoyons d’abord cet extrait du film.

Sur le plan cinématographique, on y voit un Andy Lau faussement naïf, policier corrompu menant grand train jusqu’à l’achat d’une chaîne hifi haut de gamme, auprès d’un Tony Leung physiquement diminué, modeste employé de la boutique. Vers la fin de la scène on découvre que ce poste subalterne est tenu en tant qu’exécuteur des basses œuvres du gang qui rackette le propriétaire de la boutique.

Une approche audiophile permet de mieux comprendre encore l’importance de cette scène dans le scénario.

Tout d’abord Andy Lau arrive, apparemment à la recherche d’aide, dans une boutique qui semble vide. À ce moment apparaît Tony Leung qui était caché derrière une B&W 801 S3, comme une image de chaque personnage où sa position réelle – flic ou truand – se cache derrière une apparence à l’opposé, mais aussi comme une allusion à la réalisation audiophile où la technique s’efface derrière la musique.

À la recherche d’un amplificateur, Andy Lau se voit proposer une paire de blocs mono Audio Space MP-1B, un push-pull de triodes 300B délivrant 21W. On voit clairement dans cette technologie push-pull un symbole même du scénario : les deux  300B représentent chacune des deux vedettes, semblables comme des frères mais tirant le destin l’un vers le positif l’autre vers le négatif. On peut penser aussi que chaque bloc mono est à l’image des deux héros, à la fois positif et négatif, flic et truand.  Il est clair également qu’avec la proposition de ces amplificateurs, Tony Leung incite l’inspecteur à rejoindre le gang des audiophiles. D’ailleurs, en changeant une seule lettre triode ne devient-il pas triade ?

Lors de l’écoute de Forgotten time chanté par Tsaï Chin, Tony Leung  sait faire preuve de la fausse familiarité du vendeur de hifi envers ses clients, petite tape sur l’épaule, écoute extatique… Pour un peu, on s’attendrait à le voir taper du pied en cadence comme le recommandaient les manuels de vente Linn et Naim des années 80. Il est l’expert, il domine la situation.

C’est alors que se produit un retournement de situation : Andy Lau montre son vrai visage. Comme l’inspecteur brillant cache en fait un redoutable truand,  derrière le client naïf on trouve en fait un audiophile averti qui sait qu’en haute-fidélité l’élément le plus important ce sont  les câbles.  Se baladant nonchalamment dans le magasin, il se saisit d’une paire de cordons RCA.  La version française en rajoute encore à l’ambiguïté du dialogue avec cette réplique à propos des câbles d’un Andy Lau au faîte de la duplicité : « rien de tel pour écouter de vieux tubes » sans que l’on sache s’il s’agit de la chanson de Tsaï Chin ou des 300B. Balayé l’argument de vente de l’ampli « Fabrication locale, ça sonne comme un ampli européen et ça coûte la moitié du prix, aigu clair, medium présent et basse profonde, en d’autres mots ça sonne d’enfer ». Le vrai pouvoir réside dans la maîtrise des câbles.

Quel contraste par rapport à la première écoute dans le visage de Tony Leung qui découvre bouche bée l’effet ravageur de câbles bien adaptés. De dominé, Andy Lau devient dominant.

Cette scène est comme un condensé du film. Personne n’est ce qu’il prétend être, flic ou voyou, employé subalterne ou racketteur, client naïf ou audiophile expert. Mais une chose est sûre, c’est celui qui maîtrise les câbles qui tire les ficelles.

Après cette scène, on comprend que dans la suite du film, le combat entre le bien et le mal, l’ordre et le chaos, la police et le gang, s’avérera compliqué et  ardu et que son issue sera des plus incertaines.

Pour aller plus loin : Le détail de l’amplificateur MP-1B sur le site d’Audio Space. La séquence est d’ailleurs tournée dans le show room d’Audio Space sur Apliu Street, rue débordant de publicité d’électronique que l’on voit brièvement au début de la scène.

Pour ceux qui n’ont pas vu le film, on se précipitera, avant même de voir le remake par Martin Scorcese sous le titre Les infiltrès.

On regardera également la version intégrale de Forgotten Time.

4 réflexions sur “Une affaire de câbles

  1. Quelle leçon de cinéphilie vénérable professeur. Merci de nous distiller votre science pour nous expliciter un scénario amphigourique (j’ai appris récemment ce mot). J’ai beaucoup ri de votre jeu de mots sur les vieux tubes.
    Respectueusement,

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  2. Bravo pour cette analyse très pertinente de la dualité flic /truand ; bien/mal ; audiophile/client naïf etc.;;

    Cette dualité ne peut que se résoudre dans le câble qui relie chaque polarité entre elles (tel Janus aux deux visages) lorsqu’il est placé horizontalement et peut se concevoir comme l’axis mondi lorsqu’il est placé verticalement. dans ce cas, le câble nous relie au divin…

    Cordialement

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  3. bonjour,

    cet excellent article fort bien documenté me laisse tout de même une impression d’inachevé.
    En effet, vous ne parlez que des câbles de connexion entre les éléments du système audio qui ont certes une grande importance mais pas un mot sur les câbles d’alimentation électrique du système.
    Justement, parlons un peu de l’alimentation.
    Je pense que la majorité des audiophiles branchent leur système sur une vulgaire prise de courant électrique elle-même reliée au compteur EDF via le tableau électrique général de leur lieu d’habitation.
    Ceci me paraît être une hérésie de penser qu’un tel système audio amoureusement et patiemment constitué puisse se retrouver alimenté par le même tableau électrique desservant également le four, le lave vaisselle, la télé voire le sanibroyeur SFA…Quelle honte !!!!
    Tout audiophile digne de ce nom de dont, cher Tryphon, êtes le porte parole, se doit d’avoir une alimentation dédiée à son système par le biais au minimum d’un second compteur EDF de bien entendu des câbles spécifiques.
    Il est évidemment guère possible de se connecter directement sur une centrale nucléaire ou un barrage hydroélectrique. Quoique….
    L’idéal est de maîtriser sa propre source d’énergie. L’audiophile étant écolo, je verrai bien des panneaux solaires à haut rendement, une éolienne dédiée, une batterie de hamsters faisant tourner des roues dans leurs cages, des ânes faisant tourner un générateur ou tout autre système de production d’énergie renouvelable à votre convenance..

    Amitiés

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    • Pour répondre à ce point, nous sommes heureux d’annoncer un partenariat entre Tryphonblog et Tesla Energy pour la mise au point et la distribution de PowerWall dédiés à la haute-fidélité. Pour répondre aux normes hifi, la principale adaptation sera le prix qui sera quadruplé (de 3000$ à 12000$) pour l’aligner sur celui des électroniques hifi les plus courantes.
      Bien cordialement
      Tryphon

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